Les Chants de Loss, le Jeu de Rôle
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« Aux origines », la nouvelle d’intro des Chants de Loss

Alain Coubard est notre traducteur anglais attitré et vient de livrer une nouvelle fournée de chapitres du JDR traduits, dont fait partie le texte ci-dessous, qui sert d’introduction au Livret du Monde de Loss.  Je vous propose donc de découvrir cette nouvelle d’ambiance, d’abord en français ; elle sera partagée en anglais dans la journée . Bonne lecture et à bientôt pour des nouvelles fraiches !

Aux origines

— Ainsi donc tu es une chamane…

Il était difficile d’affirmer qui toisait l’autre ; l’homme qui venait de parler, le ton dur et assuré, le regard perçant sur un visage de fauve, encadré de cheveux noirs ou la femme assise sur des peaux devant lui, les yeux perdus dans un amas de rides et de cernes, témoin de l’âge qui avait sculpté ses traits à l’image d’un corbeau ?

La vieille sembla goûter le silence longuement, dans cet échange muet, face à face, tandis que les seuls sons à percer la nuit étaient ceux de quelques oiseaux sinistres et le crépitement léger des braises qui, seules, éclairaient la cabane de toile. Ses yeux délavés de bleu, enfoncés dans leurs orbites, s’agitaient d’un mouvement saccadé, tandis qu’elle jaugeait le solide gaillard aux atours de voyage, coupés simplement, mais dont le prix eut payé la vie d’une dizaine d’esclaves des plaisirs. Elle se décida enfin ; sa voix, comme si elle reflétait son faciès, croassa :

— Et toi, tu es un Chanteur de Loss.

L’homme leva un sourcil, avant de dérider un sourire à peine visible. En un instant, la femme qui lui faisait face venait de lui plaire :

— Comment peux-tu l’affirmer, Sohora ?

La vieillarde reprit d’un rire sinistre :

— Et toi, Jawaad, le Maître-marchand, comment peux-tu dire que je suis chamane, hein ? Sais-tu même ce que c’est ?

— Question contre question, fit remarquer Jawaad, d’un ton impassible. Tu y tiens vraiment ?

La vieille montra une des peaux ouvragées devant elle, en guise d’invitation à s’asseoir :

— N’est-ce pas ainsi que l’on commence une conversation ?

 

***

 

Au sommet de la crête boisée qui dissimulait aux regards le jardinet et les pilotis entourés de nasses où était installée la hutte dans laquelle avait pénétré leur patron, Abba et Damas attendaient. Ortentia, partiellement voilée par de gros nuages de pluie, éclairait mal l’obscurité. Abba avait beau être un puissant colosse Noir des Franges, à la taille hors-norme, il n’aimait pas la nuit. Pour être exact, il en avait une trouille superstitieuse, surtout perdu au fin fond des marais de l’Argas. Et la désinvolture de son collègue, en train de tirer sur sa pipe, assis sur une souche pourrissante, la main au-dessus du foyer pour en cacher le faible éclat rougeoyant, l’agaçait d’autant plus. Il ne connaissait guère Damas, embauché quelques mois plus tôt par Jawaad ; un homme sec et mince, pas très grand, aux longs cheveux noirs filasses, aux traits taillés à la serpe et qui semblait poser sur tout un regard désabusé. Il ne le confirmait jamais et à raison, d’ailleurs, mais des rumeurs prétendaient qu’il était d’origine Jemmaï. Il ne parlait pas beaucoup ; le plus souvent pour lancer quelque remarque moqueuse ou cynique.

Le géant se tenait debout, arbalète mécanique sur l’épaule. Il préférait l’arme, même pesante, au genre de fusil bruyant qu’affectionnait son compère. Faisant les cent pas sur la crête, il se remit à râler :

— Et toi, tu t’en fous royalement qu’on soit à un jet de pierre d’une maison de sorcière, dans un marais maudit, sous une nuit à attirer les démons à venir danser avec les vivants ?!

Damas leva la tête, affichant un sourire qui cachait mal qu’il se retenait de rire à la question :

— Cela ferait un sacré paquet de mauvais sorts, à t’entendre ?

Damas gronda en réponse. Même en cachant mal sa trouille, le colosse avait un timbre de voix grave et bestial, à faire hésiter les plus aventureux :

— Je ne sais pas pourquoi Jawaad a voulu approcher cette rebouteuse… et pourquoi en pleine nuit, par les Hauts Seigneurs ?! Il voudrait nous attirer la guigne qu’il ne s’y serait pas pris autrement !

Là, le Jemmaï éclata de rire sans pouvoir se retenir :

— Il y a bien assez de démons sous le ciel, qui marchent sur deux jambes, boivent du vin et sont avide d’or et de femmes, pour que je ne perde pas de temps à croire qu’il y a en a encore d’autres, venus des abîmes sous la terre ! J’ai vu le Rift de près, là où l’Église interdit à tous de pénétrer. Et tu sais quoi ? Il n’y avait pas un seul démon noir aux yeux rouges, crachant le feu et la cendre. Même pas l’ombre d’une trace dans la plus noire des nuits. Juste une terre désolée et mortelle qui veut tuer tout ce qui ose l’arpenter.

La tirade de Damas réussit à faire s’arrêter net le géant, qui fixa son acolyte sans cacher sa surprise :

— Mais tu sais parler ?! C’est pas parce que tu le dis que je vais te croire, mais j’avais fini par conclure que tu étais aussi peu loquace que Jawaad et que j’allais devoir apprendre à faire la discussion tout seul, quand on voyage. Je dois dire que je suis…

— Attends !

Le colosse fronça les sourcils et tourna la tête vers le fond du vallon, de l’autre côté de la cabane de la sorcière :

— Les oiseaux… ces satanés oiseaux de nuit ne croassent plus ?!

Damas enfonça du pied la gueule de sa pipe dans le sol meuble et se leva à son tour, dans un mouvement de félin en chasse, tenant fermement son long fusil de précision. Il baissa immédiatement le ton :

— Parce que quelque chose les a dérangés. Quelque chose qui veut être discret et n’y est pas parvenu. Quelque chose qui menace…

Immédiatement, le géant noir prit un teint de pierre en blêmissant ; il murmura, la voix nouée :

— Des démons ?

Damas fit non de la tête et montra la berge du fleuve, en contrebas. Il fallait des yeux hors-norme pour percer la nuit à telle distance ; c’était son cas, comme nombre de Jemmaï. Seule la plus noire obscurité pouvait le gêner :

— Pas des démons. Des chiens et des hommes en chasse.

 

***

 

Jawaad accepta le gobelet de bois que lui tendit la vieille, reniflant le contenu, avant de le boire. C’était une infusion sucrée qui, avec beaucoup d’imagination, aurait pu passer pour un thé parfumé. Mais une boisson offerte ne se refusait pas et ce n’était pas de l’alcool, l’exception à laquelle le Maître-marchand ne transigeait pas : il n’en buvait jamais. Il fixa la chamane et lui fit un signe de tête. C’était à elle de commencer ; elle s’en amusa et rajouta un fagot sur le feu qui revint lentement à la vie :

— Tous les chamans peuvent le savoir, Jawaad. Comme tous les Chanteurs, tu vibres. Vous vibrez tous. De loin, dans l’océan terne des âmes lossyannes, vous brillez comme de petits faros de papier flottant sur les flots, battus par les vents. On ne peut que vous voir.

— Comment ?

La vieille lâcha un sourire édenté :

— Tu ne livrerais pas tes secrets si facilement, non ? À toi… Que veux-tu à une chamane, toi qui crois savoir ce que nous sommes ?

— Tu as appris, d’un regard, quelque chose qui n’est su que de trois personnes sous le ciel. Deviner pourquoi je te cherche ne doit pas t’être si difficile, non ?

La vieille lâcha un autre sourire et elle hocha la tête. C’était bien vu comme réponse et elle joua le jeu :

— Tu es mourant. Ton Ambrose me parle ; il aspire au repos, il se lasse de lutter sans fin contre le cancer qui te ronge. Il y a longtemps qu’il a vécu bien plus que ce que le permet les règles de la vie. C’est pour cela, alors ? Pourtant, il y a de très bons physiciens, capables de soigner les hommes comme les symbiotes. Tu es vieux, bien plus vieux encore que moi. Tout riche et puissant que tu es, tu vas finir par mourir, comme tout le monde.

— J’ai encore des choses à faire, qui ne peuvent être remises. Je n’y renoncerai pas et je ne laisserai pas le temps me dicter sa loi. Je sais et tu l’as prouvé, que vous, les chamans, comprenez les symbiotes mieux que quiconque.

— As-tu donc peur de mourir ?

Jawaad dérida un sourire, levant un instant son regard noir sur la femme sans âge. Le feu redessinait le relief de ses rides à la manière d’un parchemin froissé.

— Cette question est sans objet, la poser est inutile. Si mon symbiote te parle, il t’a donc dit ce qui lui a donné son exceptionnelle longévité dont je profite, mais qui tire à sa fin…

Sohora fronça les sourcils et toisa avec plus d’insistance le marchand à sa remarque, ses yeux se mouvant avec attention. Il se passa un long moment silencieux avant qu’elle n’affiche une moue perplexe, tendant dans un geste tremblant un doigt perclus d’arthrite vers le poitrail du marchand :

— Qu’est-ce que ton médaillon, dont la force a changé si profondément la nature de ton symbiote de longévité ?

— Un Artefact Ancien. Il est bien antérieur au Long-Hiver et a déjà prolongé la vie de plusieurs porteurs, tous mes ancêtres.

— Mais sa force décroît et, avec elle, ton espoir de vivre assez longtemps pour parvenir à tes fins, c’est cela ?

— Et tu peux en savoir plus que moi.

— Qu’est-ce qui te l’assure ? Un chasseur d’artefact sage et érudit serait de meilleur conseil qu’une chamane, ne crois-tu pas ?

— J’ai arpenté cette voie, vieille femme. J’ai appris tout ce qu’il était possible d’apprendre…

— Et tu restes sans réponse, je le comprends bien. Cette chose en loss-cristal, à ton cou, qui vibre au gré du Chant de Loss qui t’habite, échappe à la raison des Lossyans. Alors la solution, aussi improbable soit-elle, est évidente…

— Un terrien…

Sohora fixa le Maître-marchand, dans un échange entendu de regards qu’un spectateur eut été bien en peine d’interpréter. Dans la nuit, le silence retomba, avant que la vieille chamane ne se remette à parler :

— Tu vas chercher une terrienne ; une Chanteuse de Loss, assez puissante et assez forte pour que ton médaillon vibre à l’unisson avec elle. Choisis-la docile, prends son âme et instrumentalise sa volonté. Et puis, laisse sa logique de terrienne trouver la solution à laquelle tu ne pourras jamais penser.

— Pourquoi une ?

— Parce que les femmes sont toujours plus fortes, bien sûr !

La seule réponse de Jawaad fut un sourire indéchiffrable.

 

***

 

— Jawaad !

Le Maître-marchand émergea dans la nuit en poussant la tenture de la hutte. Au vu du ton avec lequel Abba l’avait appelé, il n’avait aucun doute qu’il s’agissait d’une urgence. Ses deux seconds lui faisaient face, encore essoufflés et en armes. Damas lui fournit une explication sans attendre :

— Dix hommes, autant de chiens et deux cavaliers sur des griffons de guerre. Ils ont suivi notre piste, mais ils viennent pour elle.

Abba commenta, en ajustant son arbalète lourde :

— Ça en fait un paquet ; ils remontent déjà la crête.

Jawaad tourna la tête pour fixer la hutte un instant, avant de revenir à ses hommes. Son regard s’assombrit jusqu’à être si noir qu’il semblait qu’il avait dérobé la nuit. Inspirant longuement, il laissa échapper un long son grondant, presque inaudible. Tout ce qu’il portait de métal sur lui s’auréola d’une fugace teinte de bleu :

— Elle m’a donné toutes mes réponses ; alors, allons payer ma dette. Il n’y aura aucun survivant…

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